Entrer dans la salle aujourd'hui est un éblouissement. Beauté des
tentures et candélabres, peintures et décorations, dorures et bois
sculptés, tout vibre à l'unisson d'une joie palpable : pour la
seconde fois de son histoire, la Fenice - le phénix bien nommé -
va renaître de ses cendres. Certains regretteront la patine qui avait adouci
et fondu les verts et les roses des balcons, diluant le fameux bleu Fenice du
plafond dans un subtil dégradé allant de la clarté à l'ombre
pour dériver jusqu'aux profondeurs du vert jade. Cependant, refaire à l'identique
n'a jamais été synonyme de muséal.
Si le fameux adage
- "Là où il était, tel qu'il était" -
a bien été le mot d'ordre, l'architecte Aldo Rossi (disparu en
1997) a imaginé, pour cet Opéra un nouveau théâtre,
avec de vraies transformations. La jauge a été augmentée
de 176 places (990, contre 814 précédemment). Comme au Liceo
de Barcelone, lui aussi détruit par le feu, en 1994, on en a profité pour
moderniser équipements scéniques et théâtraux, et
pour créer des accès plus fluides.
C'est ainsi que la fosse d'orchestre a été pourvue de dégagements
et flanquée de salles de répétition, tandis que le rachat
de deux immeubles attenants au théâtre a permis un gain de surface
de quelque 350 mètres carrés. Dans l'aile sud, on a même
construit la Sala Rossi, un nouvel auditorium de 190 places, tout de finesse
et de poésie, avec sa magnifique scénographie sculptée
d'après un fragment de la basilique palladienne de Vicence, dont l'odeur
caractéristique du bois de cyprès est un délice. Seul
témoignage du feu, les fresques brûlées de Guidi dans l'une
des salles Apollinee, nettoyées mais volontairement non restaurées.
"
Il y a tout juste un an, nous pataugions encore jusqu'à la taille dans
l'eau boueuse", explique Pierluigi Alessandri, le dernier architecte commissionné pour
l'achèvement des travaux après une longue et rocambolesque saga
jalonnée d'entrepreneurs. "La salle était à ciel
ouvert, comme au Coliseum, et on avait seulement 630 jours pour tout achever." Il
a désormais l'esprit tranquille. "Le plafond est terminé,
ajoute-t-il. On est allé chercher à Rome le vieux peintre Silvano
Mattei, qui travaille encore selon les techniques anciennes. Reste à poser
quelques moulures aux corniches, à installer les abat-jour des corbeilles
pour tamiser une lumière trop indiscrète. Sans vouloir faire
copie d'ancien - l'or des dorures a été baissé d'un ton
-, nous avons évité le flambant neuf : la Fenice est désormais
un vieux théâtre du XXIe siècle."
L'emblème même de l'oiseau immortel (debout, tête de profil
et tenant dans ses pattes la rose et le laurier) a changé. Le nouveau
modèle, réalisé d'après une gravure ancienne, remplace
celui qui présida à la construction du théâtre, à la
fin du XVIIIe siècle, et à son inauguration, le 16 mai 1792,
avec un opéra de Paisiello, avant les créations contemporaines
du Tancrède de Rossini (1813) et de Semiramide (1823). Quelques années
plus tard, la grande Giuditta Grisi mourra d'amour pour Roméo dans les
Capuleti ed i Montecchide Bellini (1830), peu avant l'ère des créations
verdiennes de 1844 à 1857 - Ernani, Attila, Rigoletto, La Traviata et
Simon Boccanegra.
UNE SEMAINE D'INAUGURATION
Sans rivale, hors la Scala de Milan, la salle est alors réputée
pour le conservatisme de son public et l'excellence de ses chanteurs. Si le
passage du siècle voit la Fenice s'incliner devant la scène milanaise,
l'après-guerre provoquera une nouvelle flambée créatrice
: de Stravinsky, qui dort au cimetière de San Michele, à Venise,
The Rake's Progress (1951), Le Tour d'écrou, de Britten, en 1954, sans
parler des Italiens comme Luigi Nono (Intolleranza, 1961) et Bussotti (Lorenzaccio
en 1972).
Quant aux chanteurs, Maria Callas. Avant Mario del Monaco, les deux Renata
- Tebaldi et Scotto -, Alfredo Kraus, Katia Ricciarelli et Mirella Freni, sans
compter Leo Nucci, Samuel Ramey, Ruggiero Raimondi, Joan Sutherland, Marilyn
Horne . Callas, qui chantera la Walkyrie en 1949, avant de remporter son premier
succès absolu avec une Elvira des Puritains de Bellini interprétée
au pied levé.
Retrouver cette aura, redorer ce lustre, reconquérir l'excellence :
tel est le dessein du nouveau directeur artistique de la Fenice, Sergio Segalini,
rédacteur en chef du magazine Opéra international depuis 1979.
Le théâtre rouvre, dimanche 14 décembre, avec un concert
d'inauguration des Chœurs et Orchestre de la Fenice, sous la direction
du chef d'orchestre de la Scala de Milan, Riccardo Muti, auquel assistera le
président de la République, Carlo Ciampi.
La semaine d'inauguration sera digne d'un défilé de haute couture
griffé par des chefs prestigieux - Christian Thielemann, Myung-Whun
Chung, Marcello Viotti, Mariss Jansons, Yuri Temirkanov. Pour le reste, patience
! Il faudra attendre novembre 2004 pour que la saison vénitienne réintègre
définitivement ses pénates avec une Traviata dirigée par
Lorin Maazel. Jusque-là, les productions se partageront le petit Théâtre
Malibran et le grand PalaFenice, à la périphérie de la
cité des Doges.
Marie-Aude Roux
Saga à l'italienne pour une reconstruction à l'identique
Prologue
- 29 janvier 1996 : destruction de la Fenice par un incendie criminel.
Acte I
- 6 février 1996 : engagement des premières mises de fonds pour
la reconstruction du théâtre à l'identique.
- 7 septembre 1996 : publication de l'appel d'offres, auquel dix entreprises
italiennes et étrangères décident de soumissionner.
- 30 mai 1997 : la commission d'adjudication, présidée par le
préfet de Venise, conclut le marché avec l'entreprise italienne
ATE Impregilo. En deuxième position arrive celui de l'ATE Holzmann.
- 27 juin 1997 : début des travaux.
- 13 février 1998 : suspension des travaux par le Conseil d'Etat en
raison de graves défauts et annulation du marché de l'ATE Impregilo.
Acte II
- 19 mars 1998 : après reformulation des offres, la commission d'adjudication
confie le marché à l'ATE Holzmann, qui prévoit l'achat
de deux immeubles encastrés dans l'aile sud du théâtre.
- 18 février 1999 : délivrance du permis de construire pour un
projet adapté aux travaux déjà réalisés
par l'ATE Impregilo et respectant les nouvelles directions de la Commission
pour la sauvegarde de Venise.
- 15 juin 1999 : reprise des travaux, dont l'achèvement, fixé au
1er octobre 2001, est repoussé au 13 février 2002, pour un montant
de 53,09 millions d'euros.
- février 2001 : l'ATE Holzmann demande que la date d'achèvement
soit repoussée à avril 2003.
Acte III
- 26 mars 2001 : annulation du contrat de l'ATE Holzmann pour non-respect
de certaines clauses d'exécution des travaux (délais, gestion, etc.).
- 27 avril 2001 : réquisition du chantier avec intervention de la force
publique et nouvelle adjudication urgente des travaux à l'entreprise
Dolomiti Rocce-Cos. Idra, sous-traitante de l'ATE Holzmann.
- 16 juillet 2001 : lancement d'un nouvel appel d'offres sur la base du projet
définitif révisé par le bureau d'études Studio
Rossi.
- 5 octobre 2001 : adjudication des travaux à l'ATE Societa per azioni
cementi armati Ingegner Mantelli (Sacaim), qui a soumis la meilleure offre
pour un montant de 52,9 millions d'euros.
- 5 avril 2002 : signature du contrat pour un montant de 54,8 millions d'euros.
Le nouveau délai d'achèvement est fixé au 30 novembre
2003.
Epilogue
- 14 décembre 2003 : réouverture officielle du Grand Théâtre
de La Fenice.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 16.12.03