Suite de l’article de Marie-Aude Roux. Le Monde du 15.12.2003.


Entrer dans la salle aujourd'hui est un éblouissement. Beauté des tentures et candélabres, peintures et décorations, dorures et bois sculptés, tout vibre à l'unisson d'une joie palpable : pour la seconde fois de son histoire, la Fenice - le phénix bien nommé - va renaître de ses cendres. Certains regretteront la patine qui avait adouci et fondu les verts et les roses des balcons, diluant le fameux bleu Fenice du plafond dans un subtil dégradé allant de la clarté à l'ombre pour dériver jusqu'aux profondeurs du vert jade. Cependant, refaire à l'identique n'a jamais été synonyme de muséal.

Si le fameux adage - "Là où il était, tel qu'il était" - a bien été le mot d'ordre, l'architecte Aldo Rossi (disparu en 1997) a imaginé, pour cet Opéra un nouveau théâtre, avec de vraies transformations. La jauge a été augmentée de 176 places (990, contre 814 précédemment). Comme au Liceo de Barcelone, lui aussi détruit par le feu, en 1994, on en a profité pour moderniser équipements scéniques et théâtraux, et pour créer des accès plus fluides.
C'est ainsi que la fosse d'orchestre a été pourvue de dégagements et flanquée de salles de répétition, tandis que le rachat de deux immeubles attenants au théâtre a permis un gain de surface de quelque 350 mètres carrés. Dans l'aile sud, on a même construit la Sala Rossi, un nouvel auditorium de 190 places, tout de finesse et de poésie, avec sa magnifique scénographie sculptée d'après un fragment de la basilique palladienne de Vicence, dont l'odeur caractéristique du bois de cyprès est un délice. Seul témoignage du feu, les fresques brûlées de Guidi dans l'une des salles Apollinee, nettoyées mais volontairement non restaurées.
" Il y a tout juste un an, nous pataugions encore jusqu'à la taille dans l'eau boueuse", explique Pierluigi Alessandri, le dernier architecte commissionné pour l'achèvement des travaux après une longue et rocambolesque saga jalonnée d'entrepreneurs. "La salle était à ciel ouvert, comme au Coliseum, et on avait seulement 630 jours pour tout achever." Il a désormais l'esprit tranquille. "Le plafond est terminé, ajoute-t-il. On est allé chercher à Rome le vieux peintre Silvano Mattei, qui travaille encore selon les techniques anciennes. Reste à poser quelques moulures aux corniches, à installer les abat-jour des corbeilles pour tamiser une lumière trop indiscrète. Sans vouloir faire copie d'ancien - l'or des dorures a été baissé d'un ton -, nous avons évité le flambant neuf : la Fenice est désormais un vieux théâtre du XXIe siècle."
L'emblème même de l'oiseau immortel (debout, tête de profil et tenant dans ses pattes la rose et le laurier) a changé. Le nouveau modèle, réalisé d'après une gravure ancienne, remplace celui qui présida à la construction du théâtre, à la fin du XVIIIe siècle, et à son inauguration, le 16 mai 1792, avec un opéra de Paisiello, avant les créations contemporaines du Tancrède de Rossini (1813) et de Semiramide (1823). Quelques années plus tard, la grande Giuditta Grisi mourra d'amour pour Roméo dans les Capuleti ed i Montecchide Bellini (1830), peu avant l'ère des créations verdiennes de 1844 à 1857 - Ernani, Attila, Rigoletto, La Traviata et Simon Boccanegra.

UNE SEMAINE D'INAUGURATION
Sans rivale, hors la Scala de Milan, la salle est alors réputée pour le conservatisme de son public et l'excellence de ses chanteurs. Si le passage du siècle voit la Fenice s'incliner devant la scène milanaise, l'après-guerre provoquera une nouvelle flambée créatrice : de Stravinsky, qui dort au cimetière de San Michele, à Venise, The Rake's Progress (1951), Le Tour d'écrou, de Britten, en 1954, sans parler des Italiens comme Luigi Nono (Intolleranza, 1961) et Bussotti (Lorenzaccio en 1972).
Quant aux chanteurs, Maria Callas. Avant Mario del Monaco, les deux Renata - Tebaldi et Scotto -, Alfredo Kraus, Katia Ricciarelli et Mirella Freni, sans compter Leo Nucci, Samuel Ramey, Ruggiero Raimondi, Joan Sutherland, Marilyn Horne . Callas, qui chantera la Walkyrie en 1949, avant de remporter son premier succès absolu avec une Elvira des Puritains de Bellini interprétée au pied levé.
Retrouver cette aura, redorer ce lustre, reconquérir l'excellence : tel est le dessein du nouveau directeur artistique de la Fenice, Sergio Segalini, rédacteur en chef du magazine Opéra international depuis 1979. Le théâtre rouvre, dimanche 14 décembre, avec un concert d'inauguration des Chœurs et Orchestre de la Fenice, sous la direction du chef d'orchestre de la Scala de Milan, Riccardo Muti, auquel assistera le président de la République, Carlo Ciampi.
La semaine d'inauguration sera digne d'un défilé de haute couture griffé par des chefs prestigieux - Christian Thielemann, Myung-Whun Chung, Marcello Viotti, Mariss Jansons, Yuri Temirkanov. Pour le reste, patience ! Il faudra attendre novembre 2004 pour que la saison vénitienne réintègre définitivement ses pénates avec une Traviata dirigée par Lorin Maazel. Jusque-là, les productions se partageront le petit Théâtre Malibran et le grand PalaFenice, à la périphérie de la cité des Doges.
Marie-Aude Roux

Saga à l'italienne pour une reconstruction à l'identique

Prologue
- 29 janvier 1996 : destruction de la Fenice par un incendie criminel.
Acte I
- 6 février 1996 : engagement des premières mises de fonds pour la reconstruction du théâtre à l'identique.
- 7 septembre 1996 : publication de l'appel d'offres, auquel dix entreprises italiennes et étrangères décident de soumissionner.
- 30 mai 1997 : la commission d'adjudication, présidée par le préfet de Venise, conclut le marché avec l'entreprise italienne ATE Impregilo. En deuxième position arrive celui de l'ATE Holzmann.
- 27 juin 1997 : début des travaux.
- 13 février 1998 : suspension des travaux par le Conseil d'Etat en raison de graves défauts et annulation du marché de l'ATE Impregilo.
Acte II
- 19 mars 1998 : après reformulation des offres, la commission d'adjudication confie le marché à l'ATE Holzmann, qui prévoit l'achat de deux immeubles encastrés dans l'aile sud du théâtre.
- 18 février 1999 : délivrance du permis de construire pour un projet adapté aux travaux déjà réalisés par l'ATE Impregilo et respectant les nouvelles directions de la Commission pour la sauvegarde de Venise.
- 15 juin 1999 : reprise des travaux, dont l'achèvement, fixé au 1er octobre 2001, est repoussé au 13 février 2002, pour un montant de 53,09 millions d'euros.
- février 2001 : l'ATE Holzmann demande que la date d'achèvement soit repoussée à avril 2003.
Acte III
- 26 mars 2001 : annulation du contrat de l'ATE Holzmann pour non-respect de certaines clauses d'exécution des travaux (délais, gestion, etc.).
- 27 avril 2001 : réquisition du chantier avec intervention de la force publique et nouvelle adjudication urgente des travaux à l'entreprise Dolomiti Rocce-Cos. Idra, sous-traitante de l'ATE Holzmann.
- 16 juillet 2001 : lancement d'un nouvel appel d'offres sur la base du projet définitif révisé par le bureau d'études Studio Rossi.
- 5 octobre 2001 : adjudication des travaux à l'ATE Societa per azioni cementi armati Ingegner Mantelli (Sacaim), qui a soumis la meilleure offre pour un montant de 52,9 millions d'euros.
- 5 avril 2002 : signature du contrat pour un montant de 54,8 millions d'euros. Le nouveau délai d'achèvement est fixé au 30 novembre 2003.
Epilogue
- 14 décembre 2003 : réouverture officielle du Grand Théâtre de La Fenice.


• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 16.12.03